Conversation en Sicile : le monde offensé

José Sarzi Amade
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Conversation en Sicile : le monde offensé

 

          Conversation en Sicile – Elio Vittorini (1941)[1] – est le rĂ©cit d’une brève visite de trois jours en terre natale sicilienne, d’un fils prodigue, Silvestro Ferrauto –Elio Vittorini narrateur–, après quinze ans d’absence dans le nord de l’Italie. Ce retour se fait par le train de Bologne jusqu’en Calabre, la Sicile, Catane et Syracuse, puis en bus pour rejoindre son village de Neve oĂą vit sa mère, Concezione (Vittorini : 2010, 14). En chemin, c’est l’occasion pour Silvestro de renouer contact avec une mosaĂŻque de personnages siciliens, Ă  l’identitĂ© forte et au caractère bien trempĂ©, puis avec sa mère, avec laquelle l’évocation des souvenirs fait jaillir la vigueur et l’humour d’une conversation qui ne trahit pas, malgrĂ© les affres connus de la pauvretĂ©, de la malaria, du typhus et autres disgrâces (Euvrard : 2000, 49).

          L’omniprĂ©sence dans la narration du « favellare » (fabuler), capacitĂ© Ă  dire, Ă  raconter des histoires, en dĂ©finitive Ă  alimenter ces quarante-neuf conversations en Sicile, dans une langue du terroir, pleine de faconde et de mĂ©moire, met en lumière toute l’originalitĂ© de ce logos de l’avant seconde guerre mondiale, ayant conservĂ© son sociolecte et ses quelques accents troubadouresques.

          Pour ma part, je vais ici me concentrer sur l’occurrence du thème du « monde offensĂ© Â» prĂ©sent dans ces conversations, pour aboutir Ă  une rĂ©flexion sur celui-ci, Ă  la lumière du livre de Marshall McLuhan, La galaxie Gutenberg.

 

 

Étranger parmi les siens

 

         Sur le traversier du dĂ©troit de Messine, Silvestro tente de converser avec des Siciliens misĂ©reux qui vagabondent de l’île au continent. L’insularitĂ© a fait de la Sicile une terre d’émigrĂ©s. Son isolement de la pĂ©ninsule italienne et du reste du continent, a souvent provoquĂ© de nombreuses vagues migratoires.

         Les cinq itĂ©rations que Silvestro prononce de « Non c’è formaggio come il nostro Â»[2] ne suffisent pas Ă  renouer avec les siens, qui, après cette longue absence, l’identifient comme Ă©tranger, comme AmĂ©ricain (« Un siciliano non mangia mai la mattina Â»[3]). Il a beau dire qu’il est natif de Syracuse, il est quelque peu reniĂ© par sa communautĂ© qui prĂ©fère se convaincre et entendre de sa bouche un mensonge : qu’il est de New York (Vittorini : Convo 3-4, 138-148).

 

Le fatalisme lucide de « l’homo insula Â» sicilien

 

           Les conversations six et sept se dĂ©roulent sur le train qui conduit Silvestro Ă  Syracuse. Un type, surnommĂ© dans la narration le « Gran Lombardo Â»[4], alerte ses compagnons de voyage au sujet d’une odeur dans le train (« non sentite la puzza? Â»[5]). Insistant, les passagers finissent par comprendre que cette allusion, au sens figurĂ©, rĂ©vèle la prĂ©sence de flics, auxquels le « Gran Lombardo Â» reproche d’être tous des Siciliens. Il en a contre deux agents de police et leur esprit grĂ©gaire, qui, sous l’uniforme, Ă©mettent toute sorte de jugements pĂ©remptoires Ă  l’encontre des voyageurs (« ogni morto di fame è un uomo pericoloso Â» ; « […] l’umanitĂ  era nata per delinquere Â», etc.[6]). Silvestro, quant Ă  lui, confirme le fait qu’ayant vĂ©cu Ă  Bologne, Florence, Turin et Milan, il a toujours eu affaire Ă  des policiers siciliens. Le « Gran Lombardo Â» donne alors une explication Ă  ce constat, empreinte de fatalisme, dès lors qu’il introspecte ce peuple sicilien :

 

– Beh del resto è comprensibile… Siamo un popolo triste, noi. […]. Molto triste. Lugubre anzi… Sempre pronti, tutti, a veder nero… […]. Sempre sperando qualcosa d’altro, di meglio, e sempre disperando di poterla avere… Sempre sconfortati. Sempre abbattuti… E sempre con la tentazione in corpo di toglierci la vita. […]. Che fa uno quando si abbandona? Quando si butta via perduto? Fa la cosa che piĂą odia fare… Credo che sia questo… Credo che è comprensibile se sono quasi tutti siciliani.[7]  (Vittorini : Convo 6, 55-59)

 

Suite Ă  cet aveu, le « Gran Lombardo Â» surenchĂ©rit et donne une rĂ©plique savante mais non-acadĂ©mique Ă  ses compagnons de compartiment. Sans avoir lu outre mesure, ni ĂŞtre professeur, il leur explique, en philosophe naturel, que l’homme ne trouve plus de satisfaction Ă  remplir ses devoirs moraux qui sont trop vieux, ou trop faciles pour la conscience. Il pense que l’homme est prĂŞt pour accomplir d’autres devoirs, nouveaux et plus satisfaisants que les devoirs actuels consistant seulement Ă  suivre aveuglĂ©ment les vieux prĂ©ceptes (Convo 7, 160-164).

 

Réminiscences poétiques

 

         Les retrouvailles de Silvestro avec sa mère Concezione sont organisĂ©es dans la narration autour des conversations dix Ă  vingt. Très intimistes et sans fard, elles sont des dialogues entre mère et fils sur les mĂ©moires enfouies de l’enfance, sur les habitudes alimentaires et les faits et coutumes inhĂ©rents Ă  cette terre sicilienne. La langue de Concezione est fière, chargĂ©e d’oralitĂ©, de solennitĂ© en toute chose, de franchise et de retenue Ă  la fois ; celle de Silvestro possède le filtre de la ville, elle est bivalente, d’ici et de lĂ -bas[8].

          La rencontre intervient sans Ă©motion ou trĂ©pidation artificielles, au contraire, elle laisse de suite la place au naturel du domaine culinaire. Ainsi, sur le pas de porte, Concezione prie son fils d’entrer, en disant : « Ho l’aringa sul fuoco ! Â»[9]. S’ensuivent des souvenirs de l’enfance de Silvestro, Ă  la saveur aigre-douce, tout comme ces privations, ces hauts et bas de l’existence qui lui donnent aussi plus de sens. En bref, Concezione, dans son rĂ´le de matrone intelligente, sut assaisonner ce quotidien avec le peu de produits dont elle disposait (Vittorini, Convo 11, 180-184). Ainsi, on ne mangeait pas du porc tous les jours, et Silvestro attrapait des cigales dans des endroits infestĂ©s par la malaria, peut-ĂŞtre parce qu’il avait faim, dit sa mère. La famille Ă©tant en proie Ă  la prĂ©caritĂ©, vivait petitement de la paie du père et devait se contenter de manger des escargots.

 

– […] Tuo padre prendeva del denaro ogni fine mese, e allora per dieci giorni si stava bene, eravamo l’invidia di tutti i contadini e la gente della zolfare… Ma dopo i primi dieci giorni si diventava come loro. Si mangiavano chiocciole.[10]

  

Fort heureusement, la famille pouvait compter sur Concezione pour rendre la pauvretĂ©  moins amère. Il suffisait alors de prĂ©parer les escargots en salade, avec de la chicorĂ©e sauvage, bouillis, Ă  l’ail et Ă  la tomate, enfarinĂ©s et frits, jusqu’à sucer les coquilles pendant des heures entières (Convo 12, pp. 185-189).

         Les Ă©vocations gastronomiques cèdent bientĂ´t la place aux souvenirs de famille et autres indiscrĂ©tions. Une des conversations s’arrĂŞte sur le grand-père de Silvestro, homme qui attise sa curiositĂ© puisqu’il ne l’a pas vraiment connu, Ă©tant trop jeune Ă  l’époque. De lĂ  Concezione, admirative de son père, prononce un vĂ©ritable panĂ©gyrique sur le patriarcat. Par consĂ©quent, de son père, elle affirme qu’il fut bon dans tout ce qu’il entreprit : faire de beaux enfants ; construire une maison sans pour autant ĂŞtre un maçon de mĂ©tier ; travailler jusqu’à dix heures par jour. De mĂŞme, il Ă©tait autant remarquable quand il montait Ă  cheval lors des processions de saint Joseph. Ă€ ce stade de la conversation, Silvestro est soudainement curieux de savoir si son grand-père Ă©tait socialiste. La rĂ©ponse est sans Ă©quivoque pour Concezione, qui ne voit aucune contradiction Ă  croire Ă  la fois aux saints et Ă  ĂŞtre socialiste.

 

E mia madre: – Era socialista… Non sapeva né leggere né scrivere, ma capiva la politica ed era socialista…

E io: Come poteva cavalcare dietro a san Giuseppe s’era socialista? I socialisti non credono in san Giuseppe.

– Che bestia tu sei! – disse allora mia madre. – Tuo nonno non era un socialista come tutti gli altri. Era un grand’uomo. Poteva credere in san Giuseppe ed essere socialista. Aveva cervello perché capiva la politica… Ma poteva credere in san Giuseppe. Non diceva nulla di contrario a san Giuseppe[11]. (Vittorini : Convo 13, 190-194)

 

         La suite de l’entretien mère-enfant s’attarde sur des faits quelque peu salaces, qui prennent un tour inattendu. En effet, Silvestro demande des comptes Ă  sa mère concernant sa vie sentimentale. Sur un ton badin – ou mĂ©lodramatique– Concezione livre, naturellement inspirĂ©e, ses confessions sur les Ă©carts de son mariage. Cette dernière dĂ©daigne au fond plus l’attitude de son mari envers ses conquĂŞtes fĂ©minines que la trahison en soi. En effet, mieux aurait fallu qu’il les traitât comme des « sales vaches » et non comme des « reines Â», d’oĂą le sentiment d’avilissement qu’elle Ă©prouva (Convo 18, 214-219). Ă€ cela, son fils lui rĂ©torque que si elle-mĂŞme n’était pas une « sale vache Â» quand elle se vengea par deux fois, d’abord, avec un camarade Ă  Messine, puis avec un chemineau dont elle raconte, en bonne samaritaine, avoir simplement donnĂ© Ă  boire Ă  un vagabond qui traversait toute la Sicile pour se rendre Ă  Palerme (Convo 19, 220-223). Selon les dires de Concezione, il avait trouvĂ© du travail dans une soufrière Ă  Bivona, avant de pĂ©rir, abattu par des gardes royaux, parce que grĂ©viste. Cette dernière garde un doux souvenir de ses quelques passages (« Mi portava dei piccoli regali. Una volta mi portò un favo di miele fresco che profumò tutta la casa […]».[12]), tandis que cette histoire laisse rĂŞveur Silvestro, pensant sa mère une « sacrĂ©e vache ! Â» (Convo 20, 224-229).

          Ă€ peine sorti de la maison familiale que ce dernier croise un rĂ©mouleur Ă  vĂ©lo (la meule est intĂ©grĂ©e Ă  la bicyclette et il faut pĂ©daler pour l’actionner) :  c’est Calogero qui se languit pour aiguiser quelque chose. Bien soucieux qu’il faudrait aiguiser non seulement des couteaux et des ciseaux, mais aussi des Ă©pĂ©es et des canons pour que les choses puissent changer dans ce monde, ce rĂ©mouleur plein de verve, après avoir affĂ»tĂ© le couteau de Silvestro, le lui rend et exulte :

 

Fa piacere arrotare una vera lama. Voi potete lanciarla ed è dardo, potete impugnarla ed è pugnale. Ah se tutti avessero sempre una vera lama! […] – Qualche volta mi sembra basterebbe che tutti avessero denti e unghie da farsi arrotare. Li arroterei loro come denti di vipera, come unghie da leopardo…[13] (Vittorini : Convo 33, 277-279)

 

La conversation « irrĂ©solue Â» entre Calogero et Silvestro se termine sur un arcane. Les deux campent sur leurs positions. L’un (Silvestro) qui donne deux sous pour avoir eu son couteau aiguisĂ©, et l’autre (Calogero) qui se dit offensĂ© d’une rencontre qui s’est soldĂ©e par une transaction alors qu’elle aurait dĂ», selon lui, ĂŞtre gratuite. Il a donc ces mots : « uno qualche volta confonde le piccolezze del mondo con le offese al mondo Â»[14] (Convo 34, 280-283).

 

 

La galaxie Gutenberg et le monde offensé

 

           Sivestro Ferrauto revient chez lui, en terre natale, mais les siens se rĂ©vèlent absents dans leur prĂ©sent, fantĂ´mes de leur passĂ©, figures prosopopĂ©ĂŻques dans leurs conversations. Tout ceci Ă  cause du « monde offensĂ© Â»[15], qui rejaillit dans les Ă©changes entre lui et les Siciliens qu’ils croisent (voir plus haut) : les gens du traversier, ceux du train, sa mère Concezione, Calogero. D’ailleurs la dĂ©couverte de cette « humanitĂ© offensĂ©e Â» s’amplifie davantage dès lors que Concezione accompagnĂ©e de son fils se rend dans les recoins infernaux du village, « sombres aux odeurs de fosse Â» (Vittorini, 240), pour faire des piqĂ»res aux malades (Convo 21-24). LĂ  Silvestro va cĂ´toyer « des oubliĂ©s Â» qui, comme le dit sa mère, « ont soit un peu de malaria, soit un peu de typhus Â» ; des gens fiĂ©vreux, moribonds, humiliĂ©s par la prĂ©caritĂ© de leur condition (pas de gaz, ni Ă©lectricitĂ© ; enfants qui ont faim ; pas d’argent pour se soigner, etc.). Bref, un monde qui attend inexorablement sa mort. Ce sinistre milieu, duquel Silvestro s’est extrait – Ă©migrĂ© qui a rĂ©ussi –, lui fait demander Ă  sa mère : « Mais que penses-tu d’eux (les offensĂ©s) ? Ă€ cela, Concezione pense seulement que ce sont de pauvres Siciliens, mais surtout sa crainte est que ces derniers ne puissent lui payer ses piqĂ»res. IndignĂ©, Silvestro veut faire comprendre Ă  sa mère que la souffrance de ces personnes est dĂ©plorable, mais que bien d’autres, partout ailleurs, pâtissent les mĂŞmes torts. (Convo 27, 249-253). Alors qui est responsable du monde offensĂ© ?

             Une tentative de rĂ©ponse est Ă  chercher peut-ĂŞtre dans La galaxie Gutenberg. Avec cette Ă©tude exhaustive sur la brisure que reprĂ©senta l’avènement de l’imprimĂ© au XVe siècle en occident, au point d’imposer un nouvel ordre dans les rapports humains, Marshall McLuhan s’attarde sur les consĂ©quences nĂ©fastes de la culture alphabĂ©tique en occident. L’auteur dresse un constat sans appel sur la destruction des cultures non-alphabĂ©tiques qui ont Ă©tĂ© assimilĂ©es, voire Ă©liminĂ©es par celles alphabĂ©tiques, alors mĂŞme que celles-ci sont imparfaites et disjoignent la pensĂ©e de l’acte (1971 : 78, 38). Aussi, la galaxie Gutenberg (l’expansion de la typographie) a provoquĂ© une diminution de l’éloquence, notamment pour ce qui est de la prononciation et de l’intonation très importante dans l’étude de la rhĂ©torique au moyen-âge (141). La galaxie Gutenberg a sĂ©parĂ© les communautĂ©s humaines, d’abord, puis les a rĂ©duites Ă  l’homologation.

 

L’imprimĂ© est la phase extrĂŞme de la culture alphabĂ©tique. Dans sa première phase, cette culture dĂ©tribalise ou dĂ©collectivise l’homme. […] L’imprimerie est la technologie de l’individualisme. […] le type mĂŞme de l’homme intĂ©gral, indĂ©pendant : il est fĂ©odal, « aristocratique Â», oral. Le nouveau bourgeois, lui, le citadin, a une orientation centre-pĂ©riphĂ©rie : il est visuel, soucieux des apparences, de la conformitĂ© et de la respectabilitĂ©. Ă€ mesure qu’il devient uniforme et qu’il s’individualise, il devient homogène. Il fait partie, il appartient (231, 309-310).

 

            Silvestro qui appartient Ă  la galaxie Gutenberg (comme tout alphabĂ©tisĂ© et moderne) est de passage dans le village de sa Sicile natale. Étant donnĂ© qu’il se meut vers la pĂ©riphĂ©rie – ce village perdu de Sicile –, il va trouver des gens en retard par rapport Ă  cette galaxie[16], lui Ă©tant le produit d’une culture entièrement façonnĂ©e par l’imprimĂ©, avec ses conditionnements intrinsèques, ses prĂ©judices moraux ; les autres, des sous-produits de cette galaxie qui profèrent un ersatz de tradition orale – parce que dĂ©voyĂ©e par la galaxie Gutenberg – et qui se trouvent relĂ©guĂ©s hors des zones d’influence. C’est pour cela que, dès son arrivĂ©e en Sicile, s’établit entre lui et le reste des natifs une situation d’incommunicabilitĂ©. La distance et la brĂ©vitĂ© des Ă©changes, la dĂ©fiance entre ces deux mondes en sont la preuve. La langue de Silvestro est cartĂ©sienne, formalisĂ©e et dilemmatique – langue alphabĂ©tique –, la langue de ses interlocuteurs est ancrĂ©e, musicale, imprĂ©visible et pleine de mystagogues – propre Ă  la tradition orale. Les historiettes comptĂ©es par Concezione ou par les autres sont des propos aigres-doux, riches en fantaisie, en sarcasme, mais oĂą l’on perçoit aussi l’amertume impuissante et sous-jacente des offensĂ©s – leur langue est mineure et inaudible dans le concert des koinè globales – et des dĂ©possĂ©dĂ©s – la modernitĂ© les a tirĂ©s des structures archaĂŻques et rendus vulnĂ©rables.

            Les offenses au monde sont donc enracinĂ©es en profondeur (au siècle de Gutenberg). Cependant, malgrĂ© les plaintes lancinantes de ces Siciliens, trois personnages successivement rencontrĂ©s par Silvestro (Convo 32-37), Ă  la haute symbolique, vont progressivement lever le voile sur l’arcane du « monde offensĂ© Â». Il s’agit d’abord du rĂ©mouleur Calogero qui voudrait aiguiser les canons, des Ă©pĂ©es, des couteaux, etc. Vittorino prĂ©cise qu’il reprĂ©sente l’espoir en une rĂ©volution (278). Puis, vient l’homme Ezechiele, dont l’auteur nous dit qu’il est un idĂ©aliste passif (289). Enfin Porfirio, quant Ă  lui le reprĂ©sentant de la culture catholique (296), qui, au lieu des couteaux et autres armes, prĂ©conise l’eau vive pour rĂ©soudre les offenses au monde. En dĂ©pit des diffĂ©rences de mondes, tous les trois ont reconnu en Silvestro quelqu’un qui souffre non pour lui-mĂŞme, mais pour le monde entier. Ainsi, les quatre s’accordent que la souffrance est un fait universel et non pas personnel (« Il mondo è grande ed è bello, ma è molto offeso. Tutti soffrono per se stesso, ma non soffrono per il mondo che è offeso e così il mondo continua a essere offeso »[17], 287-288). Chacun se sent offensĂ©, mais nullement en comparaison au cosmos. La consolation et la rĂ©conciliation doivent pouvoir advenir dans l’acceptation rĂ©signĂ©e et nostalgique de la souffrance universelle.

 

 

 

Ĺ’uvres citĂ©es 

 

  • Bulot Thierry, « Variations et normes d’une langue Â» dans Une introduction Ă  la sociolinguistique : pour l’étude des dynamiques de la langue française dans le monde (Ă©ds. Bulot Thierry et Philippe Blanchet), Archives contemporaines, Paris, 2013, pp. 43-71.
  • Euvrard Michel, Gens de parole et de causerie / Sicilia! De Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. 24 images, (101), 49–49, 2000.
  • McLuhan Marshall, La galaxie Gutenberg : la genèse de l’homme typographique, Éditions Hurtubise HMH, MontrĂ©al, 1971.
  • Vittorini Elio, Conversazione in Sicilia (Illustrazioni di Renato Guttuso, Nota al testo di Sergio Pautusso), Rizzoli, Milano, 2010.

 




[1] Le roman est adapté au cinéma par le couple Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, sous le nom de Sicilia! (1999). Fidèles à la langue dialectale du texte, toute empreinte d’oralité, les Straub-Huillet restituent une partie des conversations du roman.
 

[2] T.d.A. : « Il n’y a pas de fromage comme le nĂ´tre. Â»

 
[3] T.d.A. : « Un Sicilien ne mange pas le matin. »
 

[4] En référence à Bartolomeo della Scala, qui accueillit Dante Alighieri lors de son exil de Florence.

 
[5] T.d.A. : « Vous ne sentez pas l’odeur ? Â»

 
[6] T.d.A. : « Un affamĂ© est un homme dangereux Â» ; […] « l’humanitĂ© Ă©tait nĂ©e pour malfaire. Â»

 
[7] T.d.A. : « â€“ Eh bien du reste c’est comprĂ©hensible… Nous sommes des gens tristes nous. […]. Vraiment tristes. Lugubres mĂŞme… Toujours prĂŞts Ă  voir en noir… […]. EspĂ©rant toujours quelque chose, de diffĂ©rent, de mieux, et toujours dĂ©sespĂ©rĂ©s pour l’avoir… Toujours dĂ©couragĂ©s. Toujours abattus… Et toujours avec la tentation au corps de s’ôter la vie. […] Que fait-on quand on se rend ? Quand on se lance perdu ? On fait la chose qu’on dĂ©teste le plus… Je crois que c’est cela… Je crois que ça se comprend qu’ils sont presque tous Siciliens. Â»

 
[8] D’ailleurs, en sociolinguistique, on dirait que la langue de Concezione est marquĂ©e par sa gĂ©ographie (variation diatopique) et son appartenance Ă  la sociĂ©tĂ© campagnarde (variation diastratique), tandis que la langue de Silvestro est muable ; ses style et registre linguistiques changent en fonction des situations sociales dans lesquelles se trouve le locuteur (variation diaphasique) (cf. Bulot : 2007, 47-50).

 
[9] T.d.A. : « J’ai le hareng sur le feu. Â»

 
[10] T.d.A. : « â€“ […] Ton père touchait de l’argent chaque fin de mois, et donc pendant dix jours, on Ă©tait bien, on Ă©tait enviĂ© par tous les paysans et les gens de la soufrière… Mais après les premiers jours, on devenait comme eux. On mangeait des escargots. »

 
[11] T.d.A. : « Et ma mère : – Il Ă©tait socialiste … Il ne savait ni lire ni Ă©crire, mais il comprenait la politique et il Ă©tait socialiste…

Et moi : Comment pouvait-il se balader Ă  cheval derrière saint Joseph s’il Ă©tait socialiste ? Les socialistes ne croient pas en saint Joseph.

– Qu’est-ce que tu es bĂŞte ! – dit alors ma mère. –Ton grand-père n’était pas un socialiste comme les autres. C’était un grand homme. Il pouvait croire en saint Joseph et ĂŞtre socialiste. Il avait de la tĂŞte parce qu’il comprenait la politique… Mais il pouvait croire en saint Joseph. Il ne disait rien de contraire Ă  saint Joseph. »

 
[12] T.d.A. : « Il m’apportait des petits prĂ©sents. Une fois, il m’apporta un rayon de miel qui embaumait dans toute la maison. Â»
 

[13] T.d.A. : « Cela fait plaisir d’aiguiser une vraie lame. Vous pouvez la lancer et c’est un dard, vous pouvez l’empoigner et c’est un poignard. Ah si chacun avait toujours une vraie lame ! […] – Quelquefois il me semble qu’il suffirait qu’ils aient tous des dents et des ongles Ă  faire aiguiser. Je leur aiguiserai comme des dents de vipère, comme des ongles de lĂ©opard. »

 
[14] T.d.A. : « quelquefois on confond les petitesses du monde avec les offenses faites au monde Â».

 
[15] L’offense – comme l’a Ă©crit Giorgio Bassani en recension (mai 1942) au roman de Vittorini – concerne non seulement le microcosme dans lequel ils vivent, mais l’univers entier, ce qui confère aux Conversations en Sicile une dimension universelle : « una Sicilia reale, […] – qui come in tutto il mondo, Persia e Venezuela compresi –tra offensori e offesi, tra inerti e virili, tra vivi e morti. Â» (Vittorini, 81).

 
[16] La galaxie Gutenberg (l’expansion de la société typographique) effectua son développement dans le nord de l’Europe, elle fut ensuite définitivement propulsée par la révolution industrielle et maintenue en avantage depuis, grâce à sa suprématie technologique.

 
[17] T.d.A. : « Le monde est grand et beau, mais il est très offensĂ©. Tout le monde souffre pour soi-mĂŞme, mais on ne souffre pas pour le monde qui est offensĂ© et ainsi le monde continue Ă  ĂŞtre offensĂ©. Â»

 

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